Landes, Landelles…



     Voilà un terme commun qui ne l'est pas tant que ça. Voici encore quelques décennies, ces terres "vaines et vagues" selon la terminologie d'autrefois, n'entraînaient que mépris hautain de la part des agriculteurs modernistes. Elles étaient néanmoins vitales pour une économie rurale qui n'était pas (encore) "productiviste" et dans une autre logique que celle du capitalisme agraire !

     De St-Martin (et St-Brice) de Landelles à la Lande-Vaumont, ou la Lande-Patry, sans même parler du "bas de la Lande" à St-Hilaire, le terme était d'un usage justement "commun" (voir tous les toponymes de ce nom) c'est-à-dire pour tous les usagers de la paroisse, au point que le patronyme (Delalande, Deslandes) est lui aussi fort répandu. Dans notre région, avant bien sûr les grandes campagnes de remembrement des années 60, elles alternaient avec le Bocage à parcelles irrégulières datant souvent de plusieurs siècles, lorsque les défricheurs des "essarts" ont fait reculer bois et forêts. Les haies répondaient aux besoins de l'époque : matérialisation des limites de propriété, clôtures naturelles pour le bétail, brise-vent et ombrages, sources d'approvisionnement en bois de chauffage. Du traitement des haies naquit ce paysage de "ragoles", ces troncs noueux débarrassés de leurs branches maîtresses, une pratique ancienne liée aux baux à fermage (1). Le temps a passé, l'usage est resté, tout comme ce paysage irrégulier de champs cultivés, de "touches" , bosquets résiduels des défrichements attenants à des logis, et bien sûr, de landes installées sur les crêtes ou les sols ingrats de schistes et de pierres affleurantes. Selon l'humidité on y trouvait des lichens et mousses qui, en se dégradant formaient un sol qui, dès qu'épaissi, favorisait l'apparition des plantes ligneuses : bruyères, ajoncs, genêts à balais. Autour des ruisseaux et zones humides c'était le royaume des sphaignes, des nénuphars, de la tourbe, le paysage fantomatique et mouvant des aulnes et du sureau (2).

     En 1834, la Bretagne voisine avait encore 27 % de sa superficie couverte de landes, terres "vagues" qui relevaient d'une autre logique que celle du capitalisme agraire naissant, entreprenant et organisé qui vit longtemps dans les utilisateurs de ces "communs", des collègues paresseux et routiniers. Or, bien au contraire ces terres ingrates étaient un complément vital dans l'activité agricole traditionnelle. A côté des "terres chaudes" cultivées régulièrement, les landes grâce au pacage, au fourrage (ajoncs, bruyères, termes sauvages), fumure, assuraient la survie des plus pauvres (3). Les paroisses formaient alors, selon la belle expression de Pierre Chaunu un "monde plein" où tout l'espace était continuellement occupé, le paysan étant partout et tout à la fois tisserand, tailleur, charpentier, maçon, capable ainsi d'affronter mieux que d'autres (le prolétariat naissant des villes notamment) les crises et accidents climatiques nombreux. Malgré tout, l'inégalité sociale était grande, tout village comptait un tiers de "pauvres" locaux connus et reconnus comme tels, et bien sûr, selon les saisons et les aléas se lamentait du triste cortège des errants et mendiants "gens sans aveu, sans feu ni lieu"

     Ces "terres froides, déserts qui ne sont défrichés que de 30 à 40 ans " disait Mme de Sévigné, étaient l'aubaine de ceux qui n'avaient rien. Ecobuées (4) tous les 7-10 ans, elles étaient mises en pâture entre-temps. L'hiver on les évarappait avec la faucille et la petite fourchine de coudre. Pilées elles nourrissaient les animaux, les tiges d'ajonc servant de chauffage, les genêts pour des balais, fougères et bruyères séchées fournissant des paillasses renouvelables à bon compte. Après le départ des troupeaux on pouvait aussi utiliser la fumure pour les champs. Loin de la paresse (5) on le voit, les landes remplissaient des fonctions essentielles dans ce cycle économique frugal certes, simpliste peut-être, mais bien rôdé de la vie des champs.

     Plus loin même on peut dire qu'elles donnaient une identité d'un terroir où tout s'interpénétrait dans un paysage familier où chacun se reconnaissait. Ce n'est pas un hasard si c'est dans ces lieux désolés et sauvages que s'érigeaient chapelles et calvaires et que se créait la conscience d'un pays, selon la belle formule de Pierre Vidal de la Blanche : "dans ces contrées où l'horloge du temps retarde, c'est encore pour le paysan une manière inconsciente de pratiquer les vieux cultes et de revenir aux anciens dieux". Paul Féval (dans Blanchefleur) en promenade entre Fougères et St-Hilaire, rendit hommage à cette nature encore indomptée : "Il y avait un chemin creux, bordé de deux haies de prunelliers avec des chèvrefeuilles et des liserons blancs. Te souviens-tu bruyère ? Petite fleur acide et délicieuse, parure des pauvres contrées, soeur timide du grand ajonc qui défend avec ses millions d'épées les sentiers vierges de la lande. Bruyère, bruyère modeste, bruyère triste, bruyère indigente, bruyère charmante et bien aimée, la plume du Breton exîlé tremble en écrivant ton doux nom. Petite amante, je me souviens de ta voix quand le vent secouait les clochettes de ta tige, je me souviens de tes mystérieux parfums quand tu étais lasse des baisers du soleil".



  • (1) : Alors que le fût appartenait aux propriétaires les bois de repousse étaient utilisables pour les locataires qui trouvaient là le moyen de se chauffer gratuitement et surtout d'obtenir les fagots indispensables à la cuisson du pain dans les fours.
  • (2) : "Franc comme une hart de sû" ! Une belle expression qui va bien à cette grande plante pas trop solide, la hart étant le lien servant à rassembler le fagot.
  • (3) : En 1852 le salaire du journalier nourri n'était dans notre région que de 1,48 F contre 2,38 F à Paris ou dans l'Est.
  • (4) : Jannaies ou jannières brûlaient facilement lors des "feux de langages" de l'été. Une autre belle expression normande y fait allusion : "chercher brebis nère dans jans brûlés" équivaut à chercher une aiguille dans une botte de foin.
  • (5) : Dès 1733 les intendants qui entendaient moderniser l'agriculture se heurtèrent sur ce sujet à l'immobilisme des paysans. En 1815, les municipalités firent de même en opposition à ceux qui, au contraire, assuraient qu'emblaver les landes seraient le meilleur moyen d'assurer l'extinction de la mendicité. A partir de 1844, le mildiou attaquant la pomme de terre donna quelques temps raison au partisan de l'ancien système. Malgré tout, en 1915, il n'y avait plus de 5% du territoire breton en landes.
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