Correspondance Datin

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... ses parents manquent à son égard de la fermeté convenable. Certes, vous ne m'eussiez pas souffert cela, mon bon père et, aujourd'hui que j'apprécie ce que vaut une bonne instruction, je vous remercie tous les jours de m'avoir élevé convenablement ; c'est à l'instruction que vous m'avez donnée que je dois mon emploi et le grade que j'occupe dans l'administration des Douanes. Veuillez, je vous prie, faire sentir à Etienne qu'un jour, son fils n'approuvera pas sa faiblesse. Sans doute Jules est paresseux mais comme il faut qu'il travaille, il écrit et est assez instruit pour son âge ; vous en jugerez vous-même par le petit billet d'autre part.
     Vous ne me parlez point de notre jeune République. J'eusse pourtant été bien satisfait d'apprendre si elle a répondu dans nos contrées à l'attente de tout le monde c'est-à- dire, si les impôts ont été diminués, si le commerce est aussi florissant que sous la Monarchie et si l'aisance est plus grande que sous le vieux roi. Ici, on n'est pas plus heureux, au contraire je crois. Quand à moi, je n'ai pas à m'en plaindre – quoique le changement de gouvernement m'ait fait éprouver des pertes énormes ; mais si c'était un sacrifice qu'il fallait faire au bonheur de tous, je ne le regrette point.

     Chers grand-père et chère grand-mère,

     Quoique je n'aie pas le bonheur de vous connaître, permettez-moi de vous dire que vous trouverez toujours en moi un petit fils soumis, qui vous aime à l'égal de mon père, et qui serait bien heureux si un jour il pouvait vous embrasser de bouche comme aujourd'hui il le fait de coeur.
Jules "


     SAINT DENIS, le 29 janvier 1851

     "Je profite de la première occasion qui se soit présentée depuis le commencement de l'année pour vous prier d'agréer mes souhaits de nouvel an, et vous désirer une longue et heureuse vie pour faire le bonheur de vos enfants et petits- enfants. Que Dieu puisse ainsi me dédommager de la perte cruelle qu'il m'a fait éprouver, ce sera une grande consolation pour moi qui ai le coeur brisé par la douleur, car mes bons amis, je ne puis me faire à ma triste position. Vous le comprendrez sans peine lorsque vous saurez que chacun de nous faisait ce qu'il pouvait pour faire plaisir à l'autre ; jamais nous n'avons su ce que c'était qu'une contrariété de ménage. Ma bien-aimée était une femme accomplie sous tous les rapports, d'une propreté et d'une élégance exquises, elle savait se concilier les personnes les plus difficiles. Parfaitement élevée, elle n'était déplacée nulle part ; mais aussi avec ses manières douces et affables ,elle se mettait à la portée de tout le monde. Que de regrets elle a emporté dans la tombe. Une famille riche, et des plus honorables de la colonie l'a fait placer dans le Mausolée élevé à la mémoire de Saints, s'estimant heureuse, me disait-elle de lui offrir un dernier asile. Touchante hospitalité créole, douce affabilité, vous aussi avez su rendre hommage à la vertu qui n'est plus.
     Si ma femme possédait bien des qualités rares, j'avais su, à son exemple, me défaire de quelques petits défauts et jamais, dans quelques compagnies que je me fusse trouvé, je ne l'eusse laissé attendre un quart d'heure. Elle était pour moi"et cela devait être ainsi, la première de toutes les sociétés. En réalité, je ne lui faisais aucun sacrifice, car lorsqu'on s'aime bien, on s'estime heureux de passer tout le temps dont on peut disposer ensemble. Comme je savais que je l'aurais contrariée de me saouler, je ne me suis jamais dérangé. Nous sortions toujours ensemble. Jules était notre passe temps, nous nous occupions de son avenir avec une sollicitude et un bonheur dont le seul souvenir navre mon coeur. Dire que de tant de bonheur, il ne me reste que le regret de n'avoir peut-être pas encore fait assez pour embellir l'existence trop courte de celle qui sut si bien remplir sa tâche ici-bas.. Ah, je ne doute pas un seul instant que s'il y a une récompense pour les bons dans l'éternité qu'elle n'ait obtenu de prendre ...






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